Brigitte Lahaie – Sud Radio – 10 mai 2023

2 juillet 2024

Plongée en océan indien 

2 juillet 2024
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A mon ami Yves,

Sur terre, la pesanteur des corps, les gestes souvent hâtifs, brusques, qui blessent alors qu’ils devraient soigner. Les aboiements trop fréquent des mots qui mordent alors qu’ils devraient caresser. C’est cela vivre ? Cette lourdeur courbe l’homme, le fait vaciller.

Alors sur cette ile, quand tout autour l’eau appelle, l’homme tend l’oreille, l’homme écoute cette immensité, comme s’il savait d’instinct qu’y répondre c’est aller à la rencontre de la complétude.

Mais cela a un prix : il faut tranquilliser les inquiétudes du corps, lui apprendre à se couvrir d’une autre peau, rebrancher comme dans son ancienne vie, un cordon ombilical qui le relie à l’air dont il ne sait plus se passer depuis qu’il est né. Mais comment faisait-il avant ?

En surface on s’agite encore un peu, mais les prémices du silence diffusent peu à peu dans les derniers préparatifs. L’instant arrive. On n’entre pas sans une secrète joie dans cette mère-là.

Entre le dessus et le dessous de cette eau, quelques centimètres, quelques mètres, mais deux mondes.

Après le choc de l’eau, la plongée du corps tête première. 

Les bruits s’estompent, le corps descend. Le mensonge s’éloigne, la bouche ne peut que respirer, elle est enfin morte au risque des mots faux. 

Quelque chose se rassemble à l’intérieur, tandis que la surface se rétracte. Tout se simplifie. Les mouvements se résument au strict nécessaire. Le geste devient lent, léger et souple. Les sens se concentrent en un seul qui s’ouvre lentement englobant toute perception.

Mon camarade de surface est devenu sous l’eau mon ami, mon double. Comment puis-je savoir sans le voir ce qu’il vit pas loin de moi, alors que je sais si peu de lui à terre ? Mystère. Oui, ici le mystère est partout.

L’ivresse arrive doucement. Elle se déguste. Le corps est sans poids, il est en retrait, oublié, seul le regard perçoit pleinement. Nos deux consciences planent doucement dans ce monde sous-marin qui nous accueille et se pousse légèrement pour nous laisser arriver.

L’air prends le goût de métal dans les profondeurs. L’esprit se concentre et voit tout autour sans effort, perçoit la vie surprenante : ces « gueules-pavées » métallisées, immobilisées en pleine eau de 3/4 sur notre gauche. Elles nous guettent de leurs gros œils ronds. Quelque chose d’elles passe en nous, un lien secret nous unit un instant : « Je perçois ta vie. Perçois-tu la mienne ? » Fraternité… 

L’espace devant nous s’offre à notre présence. Accueil. Le temps ne se mesure plus qu’en très lents battements de palmes, que le corps impulse sans effort au rythme de notre vagabondage. 

Après le grand bleu, la petite tâche grise du sol vers lequel nous planons s’élargit et s’anime à mesure que nous nous en approchons. Les formes fantomatiques se précisent, tout un monde apparaît, peuplé lui aussi. Deux mondes s’observent : « Amis ? Peut-être s’apprivoiser l’un l’autre si tu es présence douce. Si tu te fonds dans l’harmonie du lieu, je t’accepterais » nous disent les habitants. Nous sommes, un temps, poissons parmi d’autres. 

Quelques-uns s’intéresse à nous et s’approchent pour mieux voir ces deux drôles de visiteurs patauds. Un « grand-queue » l’œil curieux fixé sur nous, se détourne et s’éloigne en ondulant sensuellement.

Tout est simple et léger. La gravité ? Le corps l’a oublié. La peur de cet inconnu ? Aucunement. Seule la joie délicate d’être totalement là remplit tout.

Un peu plus loin sur notre droite, un « tombant ». Nous nous approchons du précipice. Appréhension fugitive devant ce vide, mais d’un léger coup de palme nous planons au dessus du bord de la falaise. Lent virage à droite pour revenir se poser au bord et regarder en bas. Sur une dizaine de mètres, on aperçoit les habitants batifolant autour des creux de la roche. Plus loin le regard se perd dans le bleu. Aller voir plus bas, plus profond, rejoindre le mystère qui habite les grands fonds. 

Que trouverons nous plus loin, toujours plus loin? Appel viscéral des sirènes. 

Aller au plus près du coeur de la Mère, tout contre son coeur, s’y blottir, s’y endormir et tout oublier comme un enfant enfin consolé. Se perdre en Elle.

Mais deux pensées pointent et s’entrechoquent doucement en faisant leur chemin. Rester là définitivement ou partir d’ici ? Remonter à la surface ou oublier son existence ?

Oui, pourquoi quitter cela ? Cette question, il est défendu de se la poser. C’est le panneau intérieur « danger » qui l’interdit, car, au contact du coeur de la mère, il n’y aurait aucune bonne raison de remonter si on se posait sérieusement cette question, surtout si rien de bien vivant nous attends là-haut !

Qui remonterait s’il n’avait pas mis en lieu sûr, dans son canot de sauvetage mental, dans sa bulle mentale – pour éviter la bulle d’azote – les seules données jamais remises en cause. « C’est juré » m’étais-je répété intérieurement avant de plonger, sachant le risque de l’ivresse à venir : Profondeur maximum 53 mètres, remontée 11h35, premier palier à 12 mètres. C’est le dernier lien avec la vie rugueuse de la surface, indispensable pour pouvoir re-goutter parfois cette expérience exaltante sous l’eau. Arrivé à 12 mètres on devrait se souvenir de la suite. Par précaution les tables de plongée pendent à nos ceintures, au cas où. On verra plus tard.

Pour le moment, sauf cette petite bulle de survie, tout est encore lâché dans l’immense jouissance de l’instant. 

A intervalle régulier ces trois chiffres : 53 mètres, 11h35, 12 mètres, reviennent, clignotent comme un avertissement : « oui, goûtes, tout est là, jouis de cet instant suspendu, mais n’oublie jamais, si tu veux rester en vie, ne lâche jamais ces trois chiffres » ; d’ailleurs ils sont écrits sur la petite tablette sanglée à mon bras. 

Comment avoir pu vivre 9 mois dans l’eau de notre mère et ne pas pouvoir rester plus de 10 minutes à 53 mètres de profondeur ? Nouvelle tentation fugitive : Pourquoi pas plus ? Pourquoi pas un peu plus profond, pour voir, pour sentir plus encore. Question interdite me répétai-je. La bulle de survie est sacrée. Celui qui ose la défier est mort, c’est sortir, sinon mourir. 

A 11h35 quelque chose se rend en moi. Instinctivement, nous somme revenus à notre point de départ. Mon regard se pose sur la corde qui montre la direction de cette vie la-haut, souvent trop bruyante et composant avec la vérité. 

C’est le moment, la décision est prise de quitter cette complétude. 

En moi, intérieurement, une vague impression de déjà vu, déjà vécu. Quand ai-je dit « c’est le moment ? » Mon double me regarde et je le regarde. Tristesse partagée au fond de nous, mais invisible pour ne pas induire le doute chez l’autre. 

Dehors c’est à nouveau le risque des grimaces et les mots tordus qui nous attendent, les nôtres et ceux des autres. 

Je le sais, il le sait et pourtant nous allons sortir…pour ne pas mourir. Courage. C’est décidé. J’y vais mais je reviendrai. 

De retour sur le zodiac l’expérience partagée nous imprègne encore. Nous parlons peu, juste pour partager notre émerveillement et la joie profonde encore présente. 

Retrouver cet état sur terre ? Pourquoi ne pas être assez fou pour le tenter ?

Hugues Reynes

Texte écrit le 17/09/1995, corrigé et complété en novembre et décembre 2023.

1 comments

  1. Wouah, tellement touchant…
    Tous vos mots percutent mon corps et développe un déjà ressenti que je n’ai jamais pu exprimer. Et pourtant je n’ai jamais fait de plongée.
    Merci beaucoup pour ce partage d’émotions, de doutes, de douceur, de moments présents et passés, voir illusion du futur… et pour ce moment de retour à soi…
    Maryline

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