Un texte de Jean BURDIN
Quand Hugues REYNES évoque la naissance, il parle de la perte de la complétude, de la perte de cette totalité vécue avant la naissance. Pendant longtemps j’ai entendu cette perte comme une amputation. Je l’ai entendue et ressentie comme quelque chose qu’on m’avait enlevé, comme un morceau de moi qu’on m’avait arraché
La complétude intra-utérine est un état si particulier qu’il est difficile de le concevoir depuis nos perceptions d’aujourd’hui. Qu’est-ce que cet état dans lequel il n’y a ni temps ni espace ? Ni intérieur ni extérieur ? Ni moi, ni ce-qui-n’est-pas-moi ? Il est si difficile pour nous aujourd’hui de concevoir un état où il n’y a pas une expérience, quelqu’un qui la vit et quelqu’un qui peut prendre du recul dessus mais les trois dans un seul, dans l’Unité. Je crois qu’on ne peut qu’effleurer cette compréhension. Parce que nous l’avons vécue, elle est à la lisière de notre mémoire, juste au bord, elle flotte, mais reste inatteignable.
Et comment concevoir ce passage de l’unité à la pluralité qu’est la naissance ?
Oui, comme une séparation, comme une perte, comme quelque chose qu’on m’enlève, comme un état d’être perdu… Et l’objet d’une vie pourrait être de le reconquérir.
Une géographie
Depuis quelques temps, j’aperçois un autre axe de vue sur ce passage, un axe géographique, qui évoque des territoires, des exils, des voyages… plutôt que des amputations.
Quand je contemple la naissance, je peux le faire du point de vue de la perte de la complétude… mais aussi depuis une autre face : si j’y perds la complétude, j’y gagne la terre. J’y gagne la matière, j’y gagne l’aventure de la conscience.
Je n’avais qu’un seul pays (ou, un peu plus précisément peut-être, je n’étais qu’un seul pays), la naissance m’exile dans un nouveau territoire.
J’ai deux pays…
Alors cette première séparation n’est pas “séparé de mon Être” mais “séparé du territoire de mon Être”. Je suis un exilé. Je ne suis plus dans mon territoire, je ne dispose plus de la connaissance du terrain, de l’aisance pour évoluer, des codes, du langage. Dans la complétude tout ça n’existe pas, ici sur Terre je vais devoir les acquérir… Exilé dans ce pays fait de matière, de dualité, de séparation, je passe toutes les premières années de ma vie à apprendre les lois et les gestes qui régissent ce nouveau pays. C’est difficile, et au cours de cet apprentissage je perds des petits morceaux d’Être petit à petit. Comme cette personne partie vivre en Angleterre qui me disait : “Depuis que j’y suis, je vis, lis et finalement je pense en anglais. Et je suis limité par mon vocabulaire. Je ne m’intéresse plus à un tas de choses culturelles parce que je n’ai pas les mots anglais de la peinture, de la musique classique ou de la danse.” Je m’assimile à ce nouveau territoire ; rentrant de moins en moins souvent chez moi… Jusqu’à inverser la situation et ne plus savoir où est ce territoire initial, ne plus connaître ses codes et ses habitudes. Jusqu’à penser que c’est ici mon pays d’origine. Il ne nous reste parfois comme seules traces que quelques élans nostalgiques que nous étouffons bien (trop) vite.
…alors je peux voyager !
Et l’évidence s’impose : si je connais deux territoires, je peux voyager de l’un à l’autre ! Certes il y a des conditions de passage, des frontières, des douanes, des chemins à découvrir, mais le voyage est possible.
Je ne peux plus être la complétude, puisque je suis maintenant de ce nouveau monde, mais je peux aller en complétude. C’est ce que chuchotent nos cœurs dans ces petits élans nostalgiques que j’évoquais plus haut.
A suivre…